Précurseurs de la société numérique
L’essor numérique en Afrique va bon train. De nombreux projets débouchent sur une évolution sociale et économique positive.

Armé de ses smartphones, Haji Ali part en guerre contre la tuberculose. Ce doctorant tanzanien de 35 ans s’attaque à un adversaire de taille. Cette maladie bactérienne infectieuse fait chaque année plus d’un million de victimes dans le monde entier, les pays de l’Afrique subsaharienne étant particulièrement touchés.
Le traitement pose un gros problème : beaucoup de patients ne prennent leur médicaments qu’irrégulièrement. C’est pourquoi Ali crée une appli pour smartphone qui rappelle aux patients leur prise de médicaments, leurs rendez-vous de médecin et comment se comporter pour favoriser leur guérison. Fonctionnant aussi hors ligne, cette application se base sur un graphique, ce qui permet de l’utiliser là où l’accès au réseau est difficile, les barrières linguistiques quotidiennes et l’analphabétisme largement répandu. « Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les technologies mobiles peuvent soutenir la thérapie de maladies, même dans des conditions difficiles », dit le chercheur.
Ali est l’un des dix doctorants qui travaillent actuellement au Centre d’études et de recherche du 3e cycle de l’Institut Hasso Plattner (HPI), une antenne de l’institut éponyme sis à Potsdam. Le HPI est un établissement financé par le secteur privé. Il fut initié en 1998 par Hasso Plattner, le cofondateur et directeur du conseil de surveillance du fabricant allemand de logiciels SAP.
Les doctorants issus de pays africains différents poursuivent le même but : concevoir des programmes pour résoudre les problèmes de leur continent et présenter des solutions visant à améliorer l’accès aux soins, l’éducation, l’administration et la mutation économique, en respectant le contexte africain. Axer le design sur l’utilisateur est la recette du succès de ce type de projet, souligne Anne Kayem, la directrice du HPI. « Nos applications doivent tenir compte des limites technologiques et des réalités sociales sur le terrain. Il s’agit tant de la faible largeur de bande Internet et de la capacité de calcul limitée de nombreux terminaux que des barrières linguistiques, de l’analphabétisme ainsi que des particularités culturelles. »
Les diplômés du Centre doivent œuvrer en tant que précurseurs de la société numérique en Afrique. À l’instar de la Kenyane Shikoh Gitau, ancienne superinformaticienne du HPI. Durant sa formation, elle avait déjà développé plusieurs plates-formes à succès ; sur l’une d’elles consacrée à l’offre d’emplois, le demandeur peut générer facilement un CV et proposer ses compétences sur son téléphone portable. Aujourd’hui, Gitau travaille chez Google, au sein d’un groupe de développement pour utilisateurs en Afrique. Elle s’engage, en outre, dans plusieurs sociétés de TIC axées sur le social.
L’élargissement de l’Internet mobile, déjà largement répandu en Afrique, est en plein essor et se voit accéléré par les nouveaux câbles sous-marins. Dans les nombreux centres technologiques situés entre « Silicon Cape », en Afrique du Sud, et « Silicon Savannah », sis à Nairobi, capitale du Kenya, le milieu trépidant des concepteurs de logiciels et de fondateurs de numérique fait fureur.
Un nombre croissant de projets d’essor numérique entendent déboucher sur une évolution sociale et économique positive, une tendance qui ne recule pas non plus devant la coopération au développement internationale. « On aurait du mal à citer des projets dans lesquels le recours aux technologies de l’information et de la communication (TIC) ne joue aucun rôle pour atteindre les objectifs de développement visés », commente Franz von Weizsäcker, responsable de cette question à la Société allemande de coopération internationale (GIZ). « Les champs d’application importants se situent notamment dans les secteurs éducatif, du développement économique ainsi que de la gouvernance. » Au cours de ces 15 dernières années, la GIZ a réalisé plus de 150 projets ayant trait aux TIC. Dont 40 avec la participation d’entreprises privées, la plupart allemandes, comme, par exemple, Deutsche Telekom et SAP. Il ne s’agit ni de dons, ni de bienfaisance, mais d’orienter le commerce de façon que le succès entrepreneurial améliore également les conditions de vie des gens sur place, dit M. von Weizsäcker.
Dans le cadre d’un projet actuel, la GIZ a mis au point avec le concours de SAP et d’Uganda Coffee Farmers Alliance (UCFA) un système numérique de gestion et de paiement. « Jusqu’ici, la totalité de notre administration était basée sur le papier et l’argent liquide », dit Tony Mugoya, gérant de l’association des cultivateurs de café ougandais. « C’était pénible, inefficace et sujet à la fraude et à la corruption. » Bien souvent, les producteurs de café – tous de petits agriculteurs – n’avaient pas accès à l’actualité du marché et étaient, de ce fait, à la merci des grossistes.
Maintenant, la chaîne commerciale est entièrement numérisée, depuis ses membres et leurs produits jusqu’à l’exportation, en passant par les intermédiaires. Les paysans s’informent par appli des prix du marché qui viennent d’être consultés. Les paiements sont effectués par téléphone portable, via des fournisseurs locaux de paiement mobile tel Yo Uganda. « Et nous pouvons aisément analyser le rendement et les tendances de nos membres et faire nos rapports », dit Tony Mugoya. Ces rapports aident, à leur tour, les petits agriculteurs à se procurer des microcrédits.
Quelque 15 000 producteurs de café se sont déjà enregistrés dans le système et il résulte de l’exploitation des données de la première saison que les agriculteurs d’UCFA numérisés ont réalisé des prix supérieurs de 15% à la moyenne. « La preuve de faisabilité a été apportée », dit Christian Merz, le responsable du projet chez SAP. L’entreprise a déjà testé ce système dans plus de dix projets pilotes dont certains avec des cultivateurs de noix de cajou, de cacao et avec des riziculteurs. À présent, SAP prépare la distribution commerciale de la plate-forme qui se veut être une passerelle entre le marché mondial et le secteur agraire informel. À l’avenir, les grands groupes agraires ne seront pas les seuls à en profiter, dit Christian Merz : « Nous étudions encore une gestion des prix qui permette également aux petits clients d’y avoir accès. »