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« Prendre son destin en mains »

L’Afrique n’a pas besoin d’aide au développement mais de confiance en soit, dit Veye Tatah. La journaliste décrit les points sensibles dans les relations entre l’Europe et l’Afrique.

31.07.2018
Veye Tatah
Veye Tatah © privat

La Camerounaise Veye Tatah est informaticienne, journaliste et rédactrice en chef bénévole du magazine « Africa Positive ». Elle travaille comme conseillère à Dortmund et milite en faveur d’une vision positive des pays africains.

Mme Tatah, vous êtes venue à 19 ans du Cameroun en Allemagne en 1991. Vous apportiez alors une image de l’Afrique pleine de vitalité et de joie de vivre mais avez été confrontée ici à une image de l’Afrique faite de guerres, de conflits et d’enfants affamés. Comment l’Afrique est-elle vraiment ?
L’Afrique telle qu’on la représente en Allemagne et dans d’autres pays occidentaux est pour moi le résultat d’une vision eurocentrée. Tout ce qui est « noir » est représenté de manière négative et déconsidérée. Or les 54 pays du continent africain sont aussi différents et variés que les pays européens.

Il y a des pays avec des gouvernements qui fonctionnent, avec une infrastructure bien développée et de bonnes perspectives économiques. Mais, on trouve aussi des pays ayant de graves problèmes et des organes de l’Etat défaillants ou qui ne fonctionnent pas.

Les organisations humanitaires occidentales profitent de l’image négative de l’Afrique car elle leur permet de recueillir plus de dons. Mais l’économie africaine en souffre car le capital et les investissements n’arrivent pas en Afrique.

L’Afrique est toujours plus au centre de la politique allemande et européenne, en raison notamment des migrations. A quoi peut ressembler un partenariat entre ces continents pour résoudre les problèmes les plus urgents ?
Il n’y a encore jamais eu de véritable partenariat entre les pays africains et européens. L’Europe, mais aussi les Etats-Unis et la Chine, considèrent l’Afrique comme une source de matières premières pour leurs besoins économiques et privés. Et comme un marché d’exportation de leurs produits agricoles excédentaires et de leurs produits de second choix, non conformes aux règles de l’UE, sans aucune chance d’échanges.

Si les Européens ne veulent pas de réfugiés africains, ils doivent cesser de favoriser des accords commerciaux non équitables.
Veye Tatah, journaliste camerounaise

Un véritable partenariat doit se fonder sur un bénéfice pour les deux parties. Cela signifie que les pays africains doivent pouvoir transformer leurs matières premières sur place pour créer une valeur ajoutée et ensuite les exporter sur le continent européen. Cela crée des emplois en Afrique et de nouvelles perspectives pour les jeunes Africains.

Or, dans certains pays, la propriété de ces matières premières est entre les mains des Européens depuis l’époque coloniale. Si les Européens ne veulent pas de réfugiés africains à leur porte, ils doivent cesser de favoriser des accords commerciaux non équitables avec les Africains et de maintenir des despotes au pouvoir avec leur aide militaire.

Vous remettez l’aide au développement en question car elle part souvent dans des canaux erronés et incite à une attitude passive. L’Afrique doit se forger un avenir par ses propres moyens. Comment ?
Je ne connais aucun pays au monde qui se soit effectivement développé avec l’aide au développement. Sans activités économiques et sans sites de production propres, aucun pays ne peut sortir de ce cercle vicieux. Un pays comme le Niger, avec ses énormes réserves d’urane, devrait normalement être très riche ; or c’est l’un des pays les plus pauvres de la Terre car la France s’assure cet urane depuis des décennies et ne laisse qu’une bouchée de pain aux pays producteurs. L’Occident rend par contre publique l’aide militaire qu’elle apporte au Niger pour combattre le terrorisme. Si le Niger vendait lui-même son urane à des prix adéquats sur le marché mondial, ce pays n’aurait pas besoin d’aide au développement. Et il pourrait offrir à ses habitants des perspectives qui soustrairaient leur base aux radicaux.

Les Africains doivent avoir confiance en eux et croire en leur valeur. L’époque coloniale a laissé en héritage un sentiment d‘infériorité, la passivité et l’absence d’autonomie. Les gens doivent enfin commencer à prendre leur destin en mains et à agir pour l’intérêt général et pas seulement pour leur ethnie ou leur parti politique. Cette pensée ethnique favorise la corruption et freine la formation d’une nation.

« Nous avons besoin d’un printemps africain », dit le conseil en entreprise Asfa-Wossen Asserate, un Ethiopien qui s’installa naguère en Allemagne. Il demande que les forces réformatrices soient soutenues. Cela vous semble-t-il faisable ?
Un printemps africain doit venir des pays eux-mêmes. Les Africains doivent comprendre qu’eux seuls peuvent faire évoluer leurs conditions de vie. Le développement commence dans les esprits. Je pense donc que des médias indépendants et fonctionnant bien sont indispensables pour le processus de démocratisation dans nombre de pays africains. Il faut, bien sûr, soutenir les réformateurs.

Le problème de l’Afrique n’est pas le manque d’argent mais une attitude favorisant l’établissement de structures durables pour la prochaine génération.
Veye Tatah, journaliste camerounaise

Asfa-Wossen Asserate regrette parallèlement que « tous les gens de valeur ne [soient] plus en Afrique ». Vous aussi avez fait carrière ici et travaillez, en votre qualité d’informaticienne diplômée, dans le conseil et la gestion de projet. De telles compétences ne seraient-elles pas plus nécessaires dans votre pays ?
M. Asserate a raison. Il y a aujourd’hui nombre d’Africains qualifiés en Occident. La majorité d’entre eux est prête à repartir dans leurs pays pour booster le développement. Mais les structures de l’Etat sont faibles dans nombre de pays, ce n’est pas l’Etat de droit mais l’arbitraire qui y règne. Le problème de l’Afrique n’est pas le manque d’argent mais une attitude favorisant l’établissement de structures durables pour la prochaine génération. Il faudrait réformer en profondeur les structures politiques pétrifiées de certains pays.

Interview : Martin Orth