« Nous observons de nouvelles tactiques de désinformation. »
Que fait l’UE pour combattre la désinformation ? Un entretien avec Lutz Güllner, du Service européen pour l’Action extérieure.
M. Güllner, plus la guerre en Ukraine dure, plus intense et inventive se montre la propagande russe. Actuellement, même les couvertures de célèbres magazines satiriques allemands, français et espagnols sont falsifiées. À quel point est-ce dangereux ?
Nous observons depuis longtemps l’émergence de nouvelles formes, techniques et tactiques de propagande. Cela ne m’étonne pas. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Mais on peut dire que la guerre a renforcé les activités dans ce domaine. La manipulation de l’information intervient désormais à des niveaux très divers. À un certain niveau, elle est opérée de façon très visible, dirigée par l’État, et sur d’autres plans, de façon beaucoup plus cachée, relevant presque du domaine des services secrets. Nous devons continuer à prendre cela très au sérieux.
Pour le Service européen pour l’Action extérieure (SEAE), vous consacrez tous vos efforts à de telles tentatives de manipulation. En février 2023, la première édition d’un rapport annuel sur les menaces liées à la désinformation ciblée et à l’ingérence étrangère a été publiée. Quelles évolutions observez-vous ?
Nous observons de plus en plus d’activités coordonnées et financées par l’État, visant à la manipulation de vastes espaces d’information. Il ne s’agit donc plus seulement de la diffusion d’anecdotes isolées, mais d’une déstabilisation à grande échelle. De manière générale, l’objectif est que les gens perdent confiance dans les médias. C’est pourquoi nous devons être très prudents avec la notion de désinformation.
Pourquoi ?
La désinformation désigne de plus en plus un enjeu sur le terrain politique. Par exemple, quand l’opinion de la partie adverse est tout simplement diffamée en étant qualifiée de désinformation. En règle générale, il s’agit avant tout de contenus. On peut alors argumenter, démasquer, faire du fact checking. Tout ça, c’est très bien. Mais les cas de désinformation ne se limitent pas à cela, l’enjeu est plus important. Nous nous intéressons aux techniques utilisées pour manipuler l’information. Et de fait, dans ce domaine, les choses ont effectivement changé ces derniers temps.
Quoi, par exemple ?
Par exemple, l’adaptation croissante aux conditions locales. Désormais, les campagnes de désinformation ne sont plus seulement menées dans une ou deux langues, mais dans un très grand nombre de régions simultanément. Et la conclusion la plus étonnante est peut-être... que tous les canaux sont utilisés. Plus seulement tous ces réseaux obscurs que l’on a construits sur les réseaux sociaux. Ou des sites web lambda, déguisés en canaux d’information. Au contraire, on diffuse maintenant la désinformation de manière totalement décomplexée, par le biais des canaux diplomatiques, comme les comptes des ambassades et des consulats russes.
Quels sont les objectifs d’un pays comme la Russie en lançant de telles campagnes de désinformation ? S’agit-il simplement d’inciter sa propre population à continuer à faire la guerre ? Ou alors, les messages de propagande doivent-ils également être diffusés dans d’autres pays ?
Les deux dimensions jouent un rôle. En Russie même, l’objectif essentiel est de rallier au pouvoir l’ensemble de la population. Le narratif central est le suivant : « L’Occident nous attaque et nous ne faisons que nous défendre. » Bien entendu, en Occident, ce genre de propos ne prend pas. Comme je l’ai déjà indiqué, il ne s’agit pas tant de la circulation de certains narratifs que d’une déstabilisation générale, en vue de semer la méfiance. La méthode consiste à prendre appui sur des insatisfactions existantes et à les renforcer. C’est ce que nous avons déjà vu lors de la pandémie du coronavirus : la propagande russe a donné délibérément la priorité aux voix marginales, afin de donner l’impression que, dans tel ou tel pays visés, il y avait un large front contre les mesures prises par le gouvernement.
Aujourd’hui, des technologies de plus en plus sophistiquées sont disponibles pour manipuler les faits. Y a-t-il un risque qu’à l’avenir, une grande partie de la population ne puisse plus distinguer le vrai du faux sans l’aide de professionnels ?
À long terme, nous voyons ce risque, absolument. Nous l’avons déjà vu de manière très prononcée dans le cas de l’empoisonnement de l’agent double russe Sergei Skripal. D’un côté, il y avait les informations émanant du gouvernement britannique. Du côté russe, en revanche, il n’y a pas eu qu’un seul contre-récit, mais de nombreuses présentations alternatives. Certains observateurs ont compté 20, d’autres parfois plus de 80 narratifs différents. Il ne s’agissait plus tellement d’opposer une version à l’autre, mais plutôt de créer tant de versions et de variantes différentes qu’au bout du compte, la population finissait par ne plus croire en rien.
Une équipe de recherche internationale a récemment révélé l’existence d’une entreprise basée en Israël qui propose des services de manipulation des élections. Comment jugez-vous cela ?
Je pense que c’est hautement problématique. Voilà une évolution qui devrait non seulement nous inciter à réfléchir, mais aussi à agir. En effet, cela montre une tendance clairement identifiable à la commercialisation des campagnes de désinformation. Actuellement, nous pouvons encore assez facilement faire le lien entre certaines campagnes et tel ou tel acteur externe bien précis. À l’avenir, ce sera nettement plus difficile.
Certaines nouvelles fallacieuses ont l’air tellement absurdes que l’on a du mal à imaginer qu’elles trouvent un écho auprès de larges couches de la population. Sommes-nous parfois trop inquiets ?
Non. Je ne peux que mettre en garde contre le fait de se moquer de ces contenus et de penser qu’ils ne représentent pas un risque pour notre démocratie. Nous devons toujours garder présentes à l’esprit les structures que sous-tendent de tels contenus. Je reprends volontiers une image qu’utilise régulièrement la journaliste philippine et prix Nobel de la paix Maria Ressa : « Le contenu que nous voyons, ce n’est que la balle », dit-elle. « Mais derrière tout cela, il y a une arme, c’est-à-dire tout un système qui génère et diffuse la désinformation. » C’est sur ce système que nous devons nous pencher, en nous posant les bonnes questions : sommes-nous réellement en bonne position ? Savons-nous ce qui va se passer ? Et comment nous pouvons nous protéger contre cela ?
Lutz Güllner dirige la division Communication stratégique du Service européen pour l’Action extérieure (SEAE) à Bruxelles. Cette entité se consacre à la détection et à la lutte contre la désinformation étrangère.
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Le rapport – l’essentiel en bref
Le premier rapport du SEAE sur la menace que font peser la manipulation et l’interférence d’informations étrangères (Foreign Information Manipulation and Interference - FIMI) est paru en février 2023. L’analyse porte sur un échantillon d’environ 100 cas de manipulation de l’information identifiés entre octobre et décembre 2022. Ce qui prédomine, ce sont les campagnes de désinformation russes dans le contexte de la guerre en Ukraine. L’Ukraine et les députés ukrainiens étaient directement visés dans 33 cas. Dans 60 cas sur 100, le motif principal de l’attaque était le soutien à l’invasion.
Autres résultats :
- les canaux diplomatiques font partie intégrante des cas de manipulation et d’interférence d’informations étrangères.
- Les techniques d’imitation sont de plus en plus sophistiquées ; dans certains cas, des couvertures entières de magazines sont contrefaites. La manipulation et l’interférence d’informations étrangères sont opérées dans plusieurs langues. Les cas recensés étaient rédigés dans plus de 30 langues, dont 16 langues de l’UE.
- La manipulation et l’interférence d’informations étrangères sont essentiellement constituées d’images et de vidéos. Le caractère bon marché et relativement simple de la production et de la distribution d’images et de vidéos en ligne explique que ces formats soient les plus utilisés.